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Les mythes politiques dans la propagande italienne (1922-1945).

Avec Benito Mussolini, nous sommes dans le même mécanisme psychologique d’utilisation des mythes politiques par le conditionnement. Les deux hommes politiques ont été à la même école de pensée. Mais il y a une énorme différence entre les deux, ils ne dirigent pas les mêmes peuples. Russes et Italiens sont très différents. Il faudra donc faire appel à des ressorts psychologiques différents. Il faudra aller puiser dans les tréfonds de l’Inconscient collectif italien d’autres éléments. C’est ce que va faire Benito Mussolini avec un rare génie. Il va comprendre l’histoire de l’Italie, et va aller chercher dans une certaine tradition de son pays, les moyens de faire réagir son peuple dans ses intérêts.

Il aurait pu puiser ses idées dans l’Église catholique et ses liens historiques avec l’Italie. Il ne pouvait pas le faire, car il y avait le pape. Le Pape n’entendait pas jouer ce rôle et s’opposa avec force à Mussolini. Un Mussolini qui ne venait pas de la droite catholique, mais plutôt de la gauche anti-cléricale. Il était l’héritier des ennemis de l’Eglise. Il ne pouvait donc pas faire appel à ce registre historique. Il ira donc prendre sa source d’inspiration dans l’autre élément qui marqua la mémoire des Italiens, l’Empire romain. Il en reprendra le titre de « Duce » qui est directement issu de l’histoire antique de Rome (I), comme la notion de faisceaux des licteurs, deux symboles politiques issus de la tradition de Rome (II).

I. Le Duce.

Il est toujours étonnant de voir comment un mot, un simple mot peut venir raisonner aussi fort dans la mémoire du petit peuple. C’est fascinant qu’un terme de quatre lettres peut amener la masse d’une population à agir dans une certaine direction. J’aurais presque envie de dire contre sa volonté. C’est un principe que Mussolini a très vite compris, car il imposa très tôt l’utilisation du terme « duce » à son entourage (A), un terme qui renvoie à a histoire ancienne (B).

A : Utilisation précoce du terme « duce » par Mussolini.

La meilleure biographie écrite sur Mussolini, en langue française, est celle de Pierre Milza.

Elle comporte une remarquable description de son milieu familial et en particulier de son père, qui était un militant socialiste en Émilie-Romagne. Il décrit en particulier sa formation intellectuelle qui ne fait aucun doute sur sa pensée socialiste de gauche que l’on retrouvera toute sa vie.

« Il (le père de Mussolini) a façonné sa culture politique, par les conversations qu’il a eues avec lui, par les livres qu’il lui a fait lire de bonne heure, par les textes que lui même concoctait pour la presse socialiste locale. Il lui a inculqué et durablement – l’idée que lui-même se faisait du socialisme et de la société future : libertaire, républicaine, anticléricale. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 18).

Nous le voyons, nous sommes très loin d’un Mussolini d’extrême droite, fervent catholique et soutenu par l’Eglise.

Il fréquenta des militants socialistes dès 1901, sans pour autant être un militant encarté. C’est lors de son exil en Suisse qu’il adhéra au syndicat italien des maçons, en août 1902. Il en deviendra le secrétaire à Lausanne. Durant son séjour en Suisse, il croisera le chemin d’un autre exilé célèbre, Lénine, comme le relate Pierre Milza (p. 76).

C’est à partir d’une de ses amitiés qu’il aura rencontrées en Suisse qu’il dirigera son premier journal à Oneglia.

« Au cours des quatre mois où il demeura en charge de La Lima, il publia vingt-quatre articles, la plupart d’inspiration anticléricale et portant la signature, déjà utilisée à Tolmezzo, de Vero Eretico. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 100)

Il quitte la Suisse en 1909, pour se rendre dans la région de Trente, afin de diriger le Parti socialiste local et le journal du parti. Dans un article du 29 janvier 1909, la nouvelle de sa nomination est annoncée ainsi :

« Le choix ne pouvait être meilleur puisque Benito Mussolini, outre qu’il est un lutteur éprouvé, est aussi un fervent propagandiste, spécialement versé en matière d’anticléricalisme ; c’est un jeune homme cultivé et, pour le plus grand avantage de notre mouvement, il connaît parfaitement la langue allemande. » (cité par Pierre Milza, Mussolini, p. 108)

Trente était alors une terre italienne en territoire autrichien. Il sera expulsé d’Autriche et devra retourner chez lui à Forli où il sera désigné chef du Parti socialiste, en 1909. C’est le début d’une ascension fulgurante qui le mènera à devenir le leader du Parti socialiste en Emilie-Romagne, puis le directeur du journal « l’Aventi », en 1912.

En 1911, Benito Mussolini est condamné à cinq mois de prison pour avoir protesté avec trop de véhémence contre la guerre coloniale que l’Italie mène en Libye. C’est lors de sa sortie de prison, en 1912, que Mussolini sera qualifié pour la première fois par les militants de Romagne de « duce ». Cela est noté par Pierre Milza dans sa biographie.

« Bref, si le mot n’est pas encore prononcé – il le sera pour la première fois lors du banquet qui lui est offert à sa sortie de prison en 1912, – il se comporte déjà en tout point comme le « duce » (le « guide ») des socialistes romagnols. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 130)

L’expression « duce », dont nous ferons l’historique était un terme utilisé habituellement par la gauche de l’échiquier politique italien.

« Ce dernier n’a pas désavoué, avons-nous dit, le culte de sa personnalité. Mais il ne l’a pas non plus inventé : à la différence de ce qui s’est passé en Allemagne et en URSS, le culte du chef charismatique s’est développé en Italie postérieurement à l’apparition du mythe mussolinien et après l’institutionnalisation par le régime de la religion patriotique. Ce mythe a d’ailleurs beaucoup évolué avec le temps. Déjà, pour les socialistes de Romagne, puis pour la majorité révolutionnaire qui triomphe lors du congrès de Reggio Emilia, Mussolini est le « Duce » – le « guide » -, selon une tradition sémantiue propre à l’extrême gauche italienne, l’incarnation d’un socialisme intransigeant porteur des espoirs du prolétariat. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 556)

Il faut évoquer un autre livre très important sur le rôle de la propagande dans le fascisme italien, « la religion fasciste » d’Emilio Gentile, publié en 1993 par un professeur d’université italien. Il propose une analyse inédite et étonnante de Mussolini.

« L’univers symbolique de la religion fasciste tournait autour du mythe et du culte du Duce qui constituèrent certainement la manifestation la plus spectaculaire et la plus populaire du culte du faisceau du licteur. » (Emilio Gentile, La religion fasciste, p. 253)

C’est un passage d’une grande importance pour comprendre le phénomène fasciste. Il explique que la religion fasciste tournait autour de deux cultes : le culte du Duce et le culte du faisceau du licteur.

Nous traitons en ce moment du Duce et nous parlerons ensuite du faisceau. Ce sont, à mon sens, les deux mythes que va utiliser Mussolini pour sa propagande. Deux mythes très anciens qui puisent dans les profondeurs de l’histoire italienne. C’est pour cela que leur utilisation raisonna si fort dans l’âme du peuple italien.

B : Origine du terme Duce.

La première utilisation connue du mot Duce remonte à la Rome antique (b-1), puis fut utilisée par les républiques de Venise et de Gênes (b-2) avant de revenir sur le devant de la scène au moment du Risorgimento (b-3).

1 : La Rome antique.

Duce vient du latin « dux » qui signifie « conducteur », « guide » avec un sens politique. Il donnera en français le mot « duc », c’est-à-dire la personne qui dirige le duché, comme par exemple le duché de Bourgogne ou le duché de Bretagne. Un Français comme moi, né en Bourgogne, comprend parfaitement l’immense prestige qui est associé au titre de duc de Bourgogne. Il faut imaginer que c’est la même chose avec le terme « duce » en Italie.

A l’origine, le « dux » était un commandement militaire qui était attribué à une personne ayant réalisé des actes glorieux. C’était un titre honorifique très prestigieux. Un prestige qui va traverser les siècles.

Lors d’un grand rassemblement de militants fascistes aux arènes de Vérone, on utilisa l’inscription « dux » comme le font les supporters de football. Un tifo avant l’heure. Cela montre la filiation voulue du terme « duce » avec son équivalent latin « dux ».

Réunion des fascistes aux arènes de Vérone.

2 : Les républiques de Venise et Gênes.

Le terme « dux » va être repris par deux républiques italiennes sous la forme du « doge ».

Il y aura deux doges en Italie : à Venise et à Gênes.

A Venise, il y avait d’abord un « dux » au sens antique du terme qui dirigeait la région. Puis, en 697, le « dux » va devenir un « doge ». Il sera élu par un Grand Conseil. Il y Les élections vont être tempérées par l’organisation de tirages au sort afin d’éviter la fraude.

Déjà, le concept de fraude était présent à Venise, alors que l’inénarrable Lucien Cerise ne veut pas la voir en France au XXIe siècle.

Un travail intéressant serait de regarder les solutions proposées par Venise afin de lutter contre la fraude, au lieu de ne pas vouloir la voir et donc la laisser perdurer. D’ailleurs, il y a derrière cet aveuglement de ne pas voir la fraude, une certaine complicité coupable qui permet à une certaine élite (dont fait partie Lucien Cerise) de se maintenir en place par des moyens illégaux. Une fraude qu’utilisera sans limite Benito Mussolini.

L’étude historique de la République de Venise est très intéressante, car elle dura mille cent ans et rencontrera tous les défauts que connaît notre république et proposa un certain nombre de solutions qu’évite soigneusement de mettre en œuvre notre système politique (interdiction de la succession de père en fils, interdiction du mariage du doge avec une étrangère ou interdiction d’exercer des activités commerciales).

Lodovico Manin, 120e et dernier doge de la République de Venise.

Prenant modèle sur Venise, au XIVe siècle, va se créer une autre république à Gênes avec l’élection d’un doge. Si le doge vénitien était élu à vie, celui de Gênes le sera tous les deux ans. Le processus électoral utilisait alternativement l’élection et le tirage au sort afin d’éviter la fraude. Au départ, de 1339 jusqu’en 1528, le Doge de Gênes était élu à vie parmi le peuple (popolo), A partir de 1528, le doge sera choisi tous les deux ans parmi la noblesse (environ 800 membres). Cela marque le passage d’un régime démocratique à un régime oligarchique si l’on reprend la seule distinction valable des régimes politique, celle de l’Antiquité gréco-romaine.

Représentation possible du premier doge, Simone Boccanegra, au Palazzo San Giorgio à Gênes

Le titre de « doge » à Venise comme à Gênes sera en usage jusqu’en 1797. La campagne d’Italie de Napoléon va provoquer la disparition des républiques italiennes. Les deux doges vont démissionner au profit d’une unification du Nord de l’Italie sous la houlette de la France.

3 : Le Risorgimento.

A la fin du XIXe siècle, le mot « doge » va revenir sur le devant de la scène politique italienne au profit du Risorgimento. Le chef militaire de la lutte militaire pour l’unification de l’Italie va se voir attribuer le titre de « duce » pour asseoir son autorité auprès de la population. Cela était censé évoquer les « dux  » de Rome ou les doges vénéto-génois selon un processus psychologique que j’ai expliqué dans l’article précédent.

Le premier à recevoir ce titre fut Giuseppe Garibaldi (1807-1882). Il va mener trois campagnes militaires pour l’indépendance et l’unification de l’Italie. Il y aura la première campagne, de 1848-1849 qui échouera à instaurer une république à Rome. La deuxième campagne, de 1859-1860 dont le fait le plus marquant est l’expédition des Mille en Sicile. Elle permettra la proclamation du Royaume d’Italie autour de Victor-Emmanuel II, le 17 mars 1861. La troisième campagne de 1866 qui permet d’intégrer la Vénétie au Royaume d’Italie. En 1870-1871, il y aura la prise de Rome et le repli du pape dans un quartier de la ville qu’il occupe encore de nos jours. Pour cela, Garibaldi sera désigné « duce ». Il a mené de manière victorieuse plusieurs guerres qui ont mené à l’indépendance de l’Italie vis-à-vis de l’Autriche et de la papauté et à l’unification de la péninsule.

Photo de Giuseppe Garibaldi, 1866.

Ensuite, nous avons le roi Victor-Emmanuel III (1869-1947) qui prendra le titre de « duce » lors de la Première Guerre mondiale. L’Italie entre dans le conflit, en mai 1915, contre l’Autriche-Hongrie afin de récupérer les terres irrédentes. Les terres irrédentes concernaient les territoires en dehors de l’Italie où vivaient des populations italophones, comme le Trente, Trieste, l’Istrie ou la Dalmatie, à l’époque en Autriche-Hongrie. Le roi-soldat était alors appelle, le « duce suprême « , car il était le commandant suprême des armées. Il ne gardera pas ce titre après la fin du conflit.

Victor-Emmanuel III en uniforme, le « roi-soldat.

C : Combat d’Annunzio- Mussolini pour devenir le seul « duce ».

En lisant le livre « la religion fasciste » d’Emilio Gentile, on découvre qu’eu lieu une intense guerre entre Mussolini et d’Annuzio pour savoir qui serait le seul et unique « duce » en Italie. Les deux hommes avaient compris l’importance symbolique du mot sur la population italienne afin d’obtenir leur soutien.

« Ce nouveau mythe continua d’accompagner Mussolini dans l’après-guerre, mais sa force d’attraction se limite au milieu des anciens combattants tels que les arditi, les futuristes et les rescapés de l’interventionnisme en compagnie desquels Mussolini donna vie au mouvement fasciste. La naissance du culte du Duce ne fut pas contemporaine de la naissance et du développement du fascisme, même si le nom de Duce, qui était déjà utilisé pour appeler Mussolini au cours de la période socialiste, lui était attribué par les fascistes selon une tradition langagière caractéristique de la gauche italienne. Pour la majorité des premiers fascistes, au moins jusqu’en 1921, le Duce, c’est-à-dire le chef charismatique de la « révolution italienne », n’était pas Mussolini, mais d’Annunzio,, vers qui les différents mouvements du nationalisme révolutionnaire se tournèrent, en particulier au cours des événements de Fiume. » (Emilio Gentile, la religion fasciste, p. 256)

1 : Gabriele D’Annunzio et la régence de Carnaro à Fiume (1919-1920).

Gabriele d’Annunzio (1863-1938) participa activement à la Première Guerre mondiale. Il est considéré comme un héros de guerre lorsqu’il parvient à prendre la ville de Riejka (Fiume en italien) à l’Autriche, en 1919, offrant la cité à l’Italie. C’est une crise très importante et un événement décisif dans l’histoire de l’Italie. Elle marquera tous les esprits et servira de modèle pour le futur mouvement fasciste.

Photo de Gabriele d’Annuzio, 1900.

Fiume est une terre irrédente. L’armistice ayant été signé en novembre 1918, le gouvernement italien doit refuser l’annexion. Cela va provoquer de vives tensions entre d’Annunzio et de l’Etat italien. Il va désobéir et proclamer le territoire comme ville libre. C’est la régence italienne de Carnaro.

L’épisode est l’occasion de voir se mettre en place le modèle de propagande qui servira à Benito Mussolini trois ans plus tard.

Par exemple, la manière dont il va marcher sur Fiume avec son armée et la militarisation de son mouvement :

« Le 12 septembre, il quitte Ronchin pour la cité adriatique à la tête des grenadiers de Sardaigne, auxquels se joignent en cours de route des groupes d’arditi et quelques unités isolées. Le même jour, il fait son entrée dans la ville au son des cloches et des sirènes, prend possession de Fiume au nom du royaume d’Italie après avoir prononcé un discours enflammé du balcon du palais du gouvernement. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 244).

C’est ce qui servira ensuite de modèle à la marche sur Rome. Pour l’instant, d’Annunzio marche sur Fiume en uniforme, entouré de soldats eux-mêmes en uniforme. Il fait une entrée triomphale à Fiume, comme Mussolini entrera triomphalement à Rome. Il y aura les discours enflammés. Benito Mussolini étudiera en détail le processus mis en œuvre par Gabriele d’Annunzio et le reproduira le moment venu.

« Quelques jours plus tard, devant l’opposition qui commence à se manifester au sein du Conseil national, il décide son renouvellement et contitue une « liste d’Unité nationale » favorable à l’annexion de Fiume à l’Italie. Ce plébiscite, effectué dans une ville en état de siège avec la peine de mort pour qui manifeste son opposition, préfigure les futures consultations populaires du fascisme. Il donne les résultats que l’on peut attendre, sur 10 000 électeurs inscrits, il y a 7 000 votants et 6 999 voix pour la liste d’Unité nationale. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 245-246)

Après la marche militaire pour forcer le pouvoir politique à céder, il faut faire valider le coup de force par un plébiscite. Un grand classique du fascisme que l’on retrouvera en Italie et en Allemagne. Petit détail étonnant, personne ne s’intéresse à ce qui est arrivé au courageux électeur qui n’a pas voté pour la liste dannunzienne.

« Le 30 septembre, le nouveau conseil vote l’annexion de la ville à l’Italie et confirme le comandante dans ses fonctions de dictateur. Tout cela dans une ambiance d’exaltation qui annonce la montée du fascisme. Fiume devient le rendez-vous des nationalistes les plus ardents, de déclassés, en quête d’aventure, d’étudiants nourris des poèmes épiques du comandante. Elevé au statut de grand-prêtre d’une sorte de rite nationaliste, celui-ci s’adresse quotidiennement à ses fidèles, en longs dialogues scandés. A qui Fiume ? A « noi » ! (à nous !) A qui l’avenir ? A « noi » ! Et les arditi en chemise noire lancent dans la ville le cri de guerre qui va devenir celui des fascistes : « A noi ! Eia, Atalà ». (Pierre Milza, Mussolini, p. 246)

Avec Pierre Milza on apprend que déjà à Fiume la symbolique de la chemise noire était là, que le cri de guerre du fascisme a pris naissance à Fiume.

Remarquable de voir comment l’expérience de Fiume qui dura quelques mois a servi de laboratoire politique et de rodage de la propagande fasciste. C’est aussi ce qui explique que trois ans plus tard, la marche sur Rome sera si parfaitement mise en œuvre. A Fiume, d’Annunzio a eu le temps de tester ce qui fonctionnait et corriger les erreurs. Mécanisme que reprendra avec succès a Mussolini en 1922.

Finalement, l’aventure de Fiume se terminera de manière tragi-comique par la fuite de Gabriele d’Annunzio en décembre 1920. Voici ce que dit Pierre Milza en conclusion de l’événement.

« L’armistice est signé le 31 et une autorité provisoire est mise en place tandis que les légionnaires commencent à évacuer la ville. La plupart vont d’ailleurs trouver dans le fascisme une structure toute prête a les accueillir et à tirer parti de leurs espoirs déçus. Mussolini, qui jusqu’au dernier moment a proclamé sa solidarité avec la rébellion, mais qui a tout fait pour saboter et qui se réjouit intérieurement de son échec, est bien résolu à exploiter pour son propre compte les leçons de l’aventure fiumaise.

Car au-delà de son caractère anecdotique, théâtral et en fin de compte dérisoire, l’affaire de Fiume est riche d’enseignements pour celui qui aspire à exploiter la situation dans laquelle se trouve l’Italie de 1920.

(…)

Cet échec des nationalistes, Mussolini va en tirer la leçon. De l’équipée humaine, il ne retiendra pas seulement le rituel dannunzien, les longs dialogues avec la foule, l’uniforme couleur mort emprunté aux arditi, le cri de guerre de l’escadrille du comandante – Eia ! eia ! eia ! alalà ! » – qui va devenir celui du fascisme, mais encore, et surtout des leçons politiques : la faiblesse de l’Etat et les complicités que l’on peut rencontrer auprès de ses représentants, l’attraction exercée sur les masses par une formule politique sachant marier sentiment national et revendications sociales, la nécessité de disposer d’une organisation politique structurée et disciplinée. l’échec de Fiume, on le voit, laisse le champ libre à cette forme nouvelle du nationalisme, adaptée aux conditions de l’Italie de l’après-guerre, qu’est le fascisme. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 259-260).

L’échec va favoriser les plans de Benito Mussolini. Gabriele d’Annunzio est son rival. Pierre Milza le qualifie de « comandante », mais il est surnommé par ses soutiens de « duce », ce qui provoque une vive concurrence entre les deux hommes. La chute de Fiume ne va pas éteindre cette rivalité. Il faudra attendre le congrès de 1921 pour voir venir le triomphe complet de Mussolini.

2 : Le triomphe de Benito Mussolini au congrès de Rome (1921).

Le mouvement fasciste va se développer dans les grandes villes, mais également en campagne, ce qui ne va pas sans poser des problèmes à Mussolini. Avec l’augmentation du nombre de squadristes et la montée de petits chefs locaux (les ras), la direction fasciste de Milan dirigée par Mussolini va être de plus en plus contestée. A ce moment-là, Gabriele d’Annunzio vivait en retrait dans la ville de Gardone sur les rives du lac de Garde.

Un article de juin 1921 va mettre le feu aux poudres :

« Le discours programme que Mussolini avait prononcé à Montecitorio, le 21 juin provoqua une vive réaction parmi les dirigeants du fascisme agraire. Quatre jours plus tard, l’Assalto, qui exprimait l’opinion du squadrisme de la région Padane, publiait en pleine page un article clairement destiné a le mettre en garde contre une éventuelle parlementarisation du mouvement. Le titre était sans équivoque : « Fasciste d’Italie, la lumière vient de Garde » où d’Annunzio avait fait retraite après l’évacuation de Fiume par ses légionnaires. En se plaçant symboliquement sous la bannière du comandante, en appelant à « l’Italie de Gabriele d’Annunzio » contre « l’Italie de Giolitti », « à l’Italie de la victoire » contre celle « de la corruption, de la démagogie, du renoncement« . (Pierre Milza, Mussolini, p. 284)

Puis, c’est l’organisation d’un immense meeting du fascisme agraire à Bologne qui va marquer le début de l’affrontement entre Mussolini et d’Annunzio.

« A la tête de la révolte, se trouvaient Dino Grandi et Italo Balbo, ras respectivement de Bologne et de Ferrare. Le 16 août, le premier, organisa à Bologne un vaste rassemblement des fasci d’Emilie-Romagne et de Vénétie : 544 groupes répondirent à l’appel dans une ville en ébullition où l’on faisait la chasse aux « subversifs » et où affiches et chansons dénonçaient la trahison de l’état-major milanais. A Mussolini qui lui avait reproché quelques jours plus tôt d’ignorer, « la préhistoire du fascisme », Grandi répondit que le fascisme n’était pas né à Milan en mars 1919, mais à Ronci, la nuit où d’Annunzio avait décidé de marcher sur Fiume. C’est d’ailleurs le nom du comandante qu’il fit acclamer par la masse des chemises noires en réponse à sa proposition d’offrir à ce dernier la conduite du mouvement. En vain. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 287)

Gabriele d’Annunzio décide de rester silencieux face aux avances du fascisme agrairien. Mussolini profite de ses hésitations pour unifier le mouvement fasciste autour de sa personne. Il va créer un nouveau parti politique, le Parti National Fasciste (PNF) lors d’un congrès à Rome en septembre 1921. Le Parti est dirigé par Benito Mussolini qui s’impose comme le seul et unique « duce ». Le nouveau parti dispose de députés, élus en 1920 et de nombreuses milices armées, les faisceaux, dont nous parlerons juste après.

Quelques mois plus tard, il prendra le pouvoir. C’est une bataille décisive qui s’est jouée autour de l’appropriation du terme « duce » qui annoncèrent par la suite de nombreuses victoires politiques grâce à un savant travail de propagande.

II. Le faisceau des licteurs.

Le deuxième mythe politique que va emprunter Benito Mussolini est celui du faisceau des licteurs.

Dans son livre « Doctrine du fascisme« , Mussolini ne dit rien sur l’origine historique du terme fascisme. Il en est de même du discours que prononça le « duce » à l’occasion de l’assassinat d’Andreotti. Je l’ai cité dans son intégralité lors de mon article sur la manipulation mentale par le conditionnement. C’est selon moi la meilleure présentation politique de la pensée du fascisme. Bien supérieure à la doctrine du fascisme.

Il ne dit rien, car pour tous les Italiens, les origines du mot sont une évidence. Une évidence n’a jamais besoin d’être verbalisée, elle va de soi, elle est comprise de tout le monde. C’est un mythe qui est vivant dans la mémoire de tout le monde, du plus modeste au plus cultivé. Mais le fascisme dépassa les frontières de l’Italie. Il convient de dire et d’expliquer l’origine du terme et à quoi renvoie le mythe.

Le fascisme, c’est la matraque et l’huile de ricin, disait Benito Mussolini lors du discours lors de l’assassinat d’Andreotti. Mais pas seulement. Cela renvoie également à toute une histoire qui remonte à la Rome antique. Il faut lire le livre d’Emilio gentile, « la religion fasciste« , pour découvrir les racines antiques du fascisme. Il ne cesse d’évoquer le faisceau des licteurs qui renvoi nécessairement à l’antiquité romaine (A). qui ressurgira au XIXe siècle à travers les fasci (B).

A : Le faisceau des licteurs sous la Rome antique.

J’ai analysé dans le détail le faisceau des licteurs dans mon livre « la pensée politique pour les complotistes : l’Antiquité gréco-romaine« .

1. La royauté latine.

Le faisceau des licteurs remonte à l’antique monarchie romaine.

Les rois de Rome disposaient de trois fonctions :

  • Une fonction religieuse.
  • Une fonction militaire.
  • Une fonction judiciaire.

Ces trois fonctions ne sont pas si éloignées que cela de notre conception moderne du pouvoir politique.

La fonction religieuse concerne la manière dont le roi devient le chef de la cité. Le roi détient son pouvoir d’une investiture divine, qui lui confère un charisme, une dimension exceptionnelle. Le souverain entre en rapport avec les forces supérieures de l’univers. Il est l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. A l’inverse dans les démocraties modernes, la légitimité vient du peuple qui élit son chef. Dans un cas, la légitimité vient d’en haut, de Dieu, dans l’autre, elle vient du peuple, donc d’en bas.

Dans le cadre de cette fonction religieuse, le roi a la propriété de féconder la terre et de permettre aux récoltes d’être abondantes. Il rend la terre fertile. Dans le monde moderne, on considère qu’un bon chef de l’Etat donne de la richesse à son peuple et, à l’inverse, un mauvais chef de l’Etat apportera de la pauvreté.

Le roi a le monopole de l’interprétation des signes religieux à travers les augures ou les auspices. En cela, il décrypte les signes envoyés par les dieux aux hommes.

La fonction militaire fait du roi un chef militaire qui doit être victorieux des batailles. Par son commandement militaire, il apporte de la protection à sa population. C’est dans le cadre de cette fonction qu’intervient la notion de « dux » dont nous avons parlé, qui donna ensuite naissance au terme « duce ». L’utilisation du mot « duce » pour qualifier Mussolini renvoie de manière évidente à la fonction militaire dont il entend se prévaloir vis-à-vis de ses citoyens.

La fonction judiciaire renvoie au roi justicier, au roi juste, au roi qui protège son peuple. Il ne faut pas entendre le terme judiciaire uniquement à l’idée de procès, mais de manière plus large à l’administration de la cité. C’est une fonction politique fondamentale. Elle est rendue visible auprès du peuple par un certain nombre de symboles. A Rome, ce symbole censé rendre visible la fonction judiciaire était le faisceau des licteurs.

Le faisceau était un fagot de branches ligaturé et surmonté d’une hache.

Le faisceau était porté par les licteurs.

C’est l’association des deux qui constitue le faisceau des licteurs. Un licteur qui porte un faisceau. Un homme qui était accompagné du faisceau des licteurs indiquait au peuple qu’il disposait du pouvoir judiciaire.

2. La royauté étrusque.

La royauté étrusque correspond aux trois derniers rois de Rome : Tarquin l’Ancien, Servius Tullius et Tarquin le Superbe. Ils étaient d’origine étrusque. Alors que les quatre premiers rois étaient nés de l’union des Latins et des Sabins suite à l’épisode de l’enlèvement des Sabines.

Les Étrusques vont amener avec eux la très importante notion politique de l’imperium. L’imperium est la puissance de commandement civil et militaire. Le faisceau des licteurs ne va plus être associé au pouvoir judiciaire, mais à l’imperium.

C’est une évolution majeure des institutions romaines dont les Étrusques sont à l’origine. Cette notion sera reprise par tous les régimes politiques romains, et même par la papauté du Moyen-âge.

3. La république romaine.

Le faisceau des licteurs va être transféré du roi aux magistrats de la République romaine. Il y a une véritable continuité sur ce point à travers l’histoire politique de Rome. Le roi disposait de vingt-quatre licteurs, mais la république va diviser le pouvoir de décision en l’attribuant à deux consuls. Les consuls ont été élus à partir du Ve siècle par les comices, c’est-à-dire l’assemblée des citoyens de Rome. Leurs noms sont proposés par les prédécesseurs, c’est donc une sorte de cooptation. Ce sont les consuls qui disposent de l’imperium qui se divise en deux groupes, c’est-à-dire douze licteurs par consul.

  • Consul : 12 licteurs.
  • Consul : 12 licteurs.

Le dictateur, « dictator« , en latin, est une forme de magistrature particulière. Elle est exceptionnelle et mise en œuvre lorsqu’il y a un danger majeur pour la cité. A ce moment-là, les règles normales garantissant la protection des citoyens et le fonctionnement des institutions peuvent être mises en veilleuse ou même interrompues. C’est un magistrat unique. Il est désigné par les deux consuls en exercice après consultation du Sénat. Le dictateur est obligatoirement choisi parmi les anciens consuls. Il est désigné de nuit, car on ne peut pas prendre les auspices au moment du choix. Il entre en fonctions avec le vote de la lex curiata par les comices curiates pour une durée de six moisz. Le dictateur va alors réunir sur sa personne les vingt-quatre licteurs.

  • Dictateur : 24 licteurs.
Les magistrats sous la République romaine.

B : Les fasci.

Lorsque Benito Mussolini décide de créer le mouvement fascio à Milan, celui-ci renvoie également à tout un imaginaire de gauche qu’évoque Pierre Milza dans sa biographie sur le « duce ».

« A l’issue de cette réunion préparatoire est fondé le fascio milanese di combatimento (faisceau milanais de combat) dont le bureau comprend, outre Mussolini et Ferruccio Vecchi, plusieurs syndicalistes révolutionnaires dont Michele Bianchi dirigeant de l’UIL. Le terme fascio (faisceau) est à lui seul tout un programme. Il évoque en effet à la fois l’unité de la nation, l’autorité nécessaire à son épanouissement, la solidarité des membres du corps social, ainsi qu’une tradition révolutionnaire et spontanéiste ui va des faisceaux des travailleurs siciliens de 1893-1894 aux faisceaux d’action révolutionnaire des interventionnistes de gauche. Retenons qu’à cette date, le mot fascio – qui est un peu l’équivalent du terme français « ligue » et a suivi la même évolution – appartient encore au vocabulaire de la gauche, bien que depuis 1917, les nationalistes s’en soient emparé (il y a eu après Caporetto , constitution d’un faisceau parlementaire de défense nationale et, à la même date, Marinetto a fondé un faisceau politique futuriste). » (Pierre Milza, Mussolini, p. 236-237)

Fascio, au singulier, fasci au pluriel, l’expression renvoie au vocabulaire de l’extrême gauche, nous dit Pierre Milza. Finalement, comme « duce ». Et pourtant, on nous explique à longueur de journée que le fascisme est d’extrême droite, alors qu’en vérité tout chez lui vient de l’extrême gauche. C’est un incroyable retournement sémantique auquel nous assistons. C’est le signe, soit d’un exceptionnel manque de culture politique ou de la mauvaise foi. Tout le côté de l’échiquier politique qui se revendique de Mussolini ou d’Hitler est faussement rattaché à l’extrême droite. Ils sont souvent associés soit au marxisme, soit au libéralisme, deux traditions politiques liées à la gauche. Avant l’affaire Dreyfus , qui fut un véritable tournant politique, la droite renvoyait au catholicisme et au royalisme, alors que la gauche était républicaine et libérale. Lorsque j’étais étudiant en droit, on nous parlait du sinistrisme, c’est-à-dire de l’ensemble de l’échiquier politique qui avait tendance à reprendre les idées de gauche. C’est une réalité, si on prend la peine de connaître l’histoire politique de la France. Ce que l’on appelle improprement l’extrême droite est en réalité l’aile droite d’un grand parti unique de gauche. Mais elle a beau être l’aile droite du Parti de gauche, elle reste de gauche.

Vous noterez avec moi que la naissance du fascisme italien va voir la disparition du symbole du licteur. La gauche ne va garder que le faisceau, c’est-à-dire, la hache entourée de fageaux de bois.

1. La révolte des faisceaux siciliens (1889-1894).

A partir de 1889, une révolte paysanne en Sicile va prendre la forme d’un faisceau, c’est-à-dire d’une ligue militaire ayant un objectif politique. C’est le faisceau sicilien des travailleurs. Il va exploiter la misère des classes populaires en Sicile dans un objectif politique. Elle provoquera des grèves et des émeutes afin d’obtenir l’acceptation de leurs revendications sociales. La révolte atteindra son sommet en 1893, puis sera vaincue en 1894.

Représentation populaire de la répression contre les Fasci Siciliani (Il movimento dei fasci siciliani dei lavoratori, 1955, par Onofrio et Minico Ducato)[1]

Les propriétaires des champs et des mines vont demander l’intervention du pouvoir central. Le président du conseil va proclamer l’état d’urgence en Sicile et dissoudre les faisceaux des travailleurs siciliens. Il fera arrêter les dirigeants.

Les têtes des Fasci Siciliani dans la cage de la salle d’audience lors du procès d’avril 1894

2. Les faisceaux d’action révolutionnaire (1914).

Benito Mussolini va participer au mouvement politique qui souhaite l’intervention de l’Italie aux côtés des Alliés dans la Première Guerre mondiale. C’est le mouvement interventionniste. En 1914, les forces de gauche interventionnistes vont créer les Faisceaux d’action révolutionnaire.

« C’est ainsi qu’il participa, en décembre 1914, à la fondation des Faisceaux d’Action Révolutionnaire, nés du Faisceau révolutionnaire d’action internationale, et qui, en quelques semaines, allaient connaître un réel succès. Lorsque ces Fasci – des mouvements peu structurés, mais très actifs, dans lesquels les syndicalistes révolutionnaires et Mussolini lui-même voyaient ce que pourraient être les « noyaux de la future société socialiste » – tinrent leur premier congrès à Milan les 24 et 25 janvier 1915. » (Pierre Milza, Mussolini, p. 189).

Les faisceaux d’action vont obtenir gain de cause en voyant l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Autriche-Hongrie le 23 mai 1915.

3. Le Parti National Fasciste (1919-1921).

Les faisceaux d’Action Révolutionnaire vont être repris par Benito Mussolini après la guerre pour créer les Faisceaux italiens de combat. C’est lui qui va donner son nom au fascisme.

Le 7 janvier 1919, le futuriste Mario Carli va créer à Rome une association d’arditi, c’est-à-dire d’anciens combattants. Elle sera suivie d’autres associations dans les jours suivants. Elles seront une soixantaine lorsque Benito Mussolini décide de se réunir à Milan, le 21 mars 1919, pour créer le faisceau milanais de combat. Toutes ces associations porteront le nom de faisceau italien de combat après une réunion organisée à Milan le 23 mars 1919.

C’est cette structure associative qui va donner naissance au Parti National Fasciste, le 9 novembre 1921.

Au niveau symbolique, Mussolini ne va reprendre du faisceau que l’image de la hache entourée de morceaux de bois.

Il faut également signaler que la République française va reprendre le symbole du faisceau. Nous trouvons tous cette image sur la couverture de notre passeport (pour mes lecteurs français).

En revanche, le régime de Vichy n’utilisa pas le faisceau romain, mais la francisque des Germains. Ils se ressemblent, mais sont différents. Ne surtout pas les confondre. Pétain entendait reprendre la tradition des Francs, liée à la monarchie, par opposition aux Gaulois, mis au pinacle par les révolutionnaires de 1789.

Si Staline a voulu asseoir son autorité sur la religion orthodoxe, Benito Mussolini n’a pas voulu utiliser de référence religieuse pour légitimer son autorité. En effet, le fascisme est essentiellement une idéologie néo-païenne qui veut lutter contre l’Eglise catholique. Il n’utilisera pas le terme « auguste » comme titre politique, mais « duce » qui renvoi à une fonction de chef militaire.

2 réflexions sur “Les mythes politiques dans la propagande italienne (1922-1945).

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